Année 1708. Mémoires du marquis Armando de La Roya
Histoires des Colonies Françaises G Ripart. 1929 |
« Je me souviens de
sa grande main noire et noueuse aux articulations déformées par l'effort. Une main décharnée, qui ne craignait pourtant ni la
morsure des insectes ni les griffures du travail. Une main d'un cuir
plus dur que l'ébène. Une main dont l'existence libre avait cessé
le jour où elle était devenue un outil.
Il me tendit un morceau
de canne à sucre.
Il faisait chaud en ce
début d'après midi. Il faisait toujours chaud et moite. C'était
l'heure de la liberté, l'heure où même les bourreaux se
reposaient. Je saisis son offrande et ses dents écartées, blanches
comme des os, illuminèrent son visage. Mon père ne voulait pas que
je vienne seul. Il craignait ces hommes aux mains transformées en
outils. Il craignait que le petit maitre ne paie pour les pêchés du
grand. Je savais que quelque fois, on retrouvait des enfants noyés,
quand on les retrouvait. Mais ces mains là étaient différentes.
Elles ne portaient pas la moindre once de haine, ces mains là
n'auraient jamais pu tenir un fouet.
J'ignorais tout des mots
qu'il prononçait, pourtant nous nous comprenions du geste et du
regard. J'aimais bien l'entendre parler. De sa bouche, ne sortaient
que des mots ronds, empreints de musique et de danse, des mots
inoffensifs et merveilleux, des mots pleins de promesses, des mots
qui me rendaient heureux.
Ma mère appelait cette
langue : le créole. Elle parlait d'un mélange de français et
de mots inventés. Elle disait que c'était la langue de ceux dont
les mains étaient des outils. Elle devait se tromper. Le français
ne pouvait pas être aussi beau. Aucune langue nécéssaire et utile
ne pouvait être aussi mélodieuse. Quelque fois, quand la journée
avait été harrassante, ils chantaient tous ensemble dans cette
langue inventée. Un chant qui ne s'apprenait pas. Il n'était que la
résonnace d'un corps qui exprimait sa peine. J'ai toujours aimé
cette musique qui brisait mon cœur.
Je portai la tige à mes
lèvres et avalai le liquide sucré. Un délice. Les mains
tranchèrent également leur part et il s'assit à coté de moi. Nous
dévorames ensemble notre friandise, chaude et collante, au beau
milieu du vacarme de la vie. Le bruit notre mastication ressemblait à
celui des mandibules d'un insecte. Il se moqua de moi et fit le geste
de la termite. Cela m'amusa. Il émanait de son corps, une odeur
rassurante. A ses cotés, je me sentais plus fort et je m'imaginais,
parcourant le monde.
Comme l'homme avec lequel
je partageais mon repas, cette plante ne venait pas d'ici. Sans doute
un grand navire, dont les voiles blanches se moquaient bien du sens
du vent, l'avait conduit là, loin de sa terre. Un vaisseau arrogant
et fier, pensé pour découvrir et explorer mais dont on remplissait
les cales de tristesse. Je me morfondis à cette pensée. L'homme et
ses navires ne connaissaient plus de limites. Les avides devançaient
depuis longtemps les explorateurs, et je redoutais qu'une fois mon
heure venue, tous les rivages du monde fussent recouverts de traces
de bottes.
Ce fut là que l'éclat
mortel de la machette surgit au dessus de ma tête. Elle resta là,
plantée dans le ciel, figée dans son hésitation. C'était un geste
pur, presque divin, un geste de statue. L'espace d'un instant, je
craignis pour ma vie. Un mouvement de lui et on me retrouverait noyé
ou peut-être jamais. Je n'ai pas pleuré. Je préférais mille fois
cette mort injuste à une vie en cage, mais là au beau milieu de
cette attente, j'ai pensé à ce que je ne pourrais jamais faire,
jamais voir et j'ai eu de la peine. En dépit de ma jeune vie, cela
me fit l'effet d'une éternité. Comme la lame, j'attendais la
décision. Elle ne tarda pas.
La violence est aussi
protectrice. Le serpent, à la peau verte et sèche qui glissait sur
les feuilles fraichement coupées, eut la tête tranchée nette. Je
compatis à la vision de ce corps sans tête, qui s'enroulait autour
de lui même, terrassé de douleur, ignorant encore son funeste
destin. Mieux valait lui que moi. Encore incrédule, je relevai la
tête et vis les dents écartées féliciter les mains de leur
virtuosité. Par prudence, la machette me demanda de reculer et
désigna la jungle comme la source du danger.
La jungle. Elle m'apparut
soudain dans sa véritable nature. Vierge, dangeureuse, crue, sans
trace de bottes. C'est ce jour là que j'en tombai amoureux. »
L'Année 1708.
Mémoires du marquis
Armando de La Roya.
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